Kaija Saariaho fut l’une des grandes voix de la musique contemporaine.
Née à Helsinki, elle étudie à l’Académie Sibelius, puis à Freiburg et à l’IRCAM à Paris. Elle y développe un langage unique, mêlant instruments acoustiques, électronique et recherche sur le timbre.
Son style, souvent décrit comme poétique et lumineux, explore la frontière entre musique, imaginaire et émotion.
De ses premières œuvres expérimentales jusqu’aux opéras majeurs (L’Amour de loin, Innocence), Saariaho a laissé une empreinte durable dans le paysage musical du XXIᵉ siècle.
Proposer une entrée en douceur dans son univers sonore, poétique et musical n’est pas simple… Je vous propose quelques écoutes brèves plutôt de sa dernière période, puis de larges extraits de son volumineux catalogue. Les titres suivis de * renvoient directement à la section « … Pour en savoir plus… » qui commence par une présentation de Kaija Saariaho et la musique spectrale *.
Jennifer Koh, Violon – Anssi Karttunen, Violoncelle – Nicolas Hodges, Piano (2018)
Quatuor à cordes
Nymphéa * [Jardin secret III] pour quatuor à cordes et électronique en direct (1987)
Meta4 : Minna Pensola et Antti Tikkanen, violon ; Atte Kilpeläinen, alto ; Tomas Djupsjöbacka, violoncelle ; Marko Myöhänen, électronique.
Terra Memoria (2007)
« En composant pour quatuor à cordes, et malgré ma faible contribution au genre, j’ai l’impression de pénétrer le noyau intime de la communication musicale » – Kaija Saariaho Atmusica : Eiichi Chijiwa, violon – Damien Vergez, violon – Nicolas Peyrat, alto – Delphine Biron, violoncelle (2025)
KMH Symphony Orchestra, Nazanin Aghakhani, Direction, au Royal College of Music in Stockholm, 2016
Opéras
L’amour de loin (2000)
Premier opéra de Saariaho, créé au Festival de Salzbourg, il explore l’amour mystique et la distance entre deux êtres à travers une musique d’une grande intensité poétique. Pour le découvrir, voici deux extraits :
5 Reflets de L’Amour de loin : No. 1. Outremer (2001)
Adaptation pour Violon et Orchestre du derrnier air de « L’amour de loin » Peter Herresthal, Violon, Oslo Philharmonic Orchestra, Clément Mao-Takacs (2019)
L’amour de loin Version intégrale (2h20′)
En français, surtitré en espagnol, avec : Jaufré Rudel, Prince de Blaye – Gerald Finley / Clémence, Comtesse de Tripoli – Dawn Upshaw / Le Pélerin – Monica Groop / Orchestre et Chœur du Finnish National Opera, Direction Esa-Pekka Salonen / Mise en scène Peter Sellars. https://youtu.be/aP9A3Y1BWF4?si=HoIm_nYY4xFvRTvq
Kaija Saariaho est très souvent associée au courant de la musique spectrale, mais sa relation avec celui-ci est à la fois centrale et singulière. Voici quelques éléments pour mieux comprendre sa démarche et son originalité.
Qu’est-ce que la musique spectrale ?
Jusqu’au milieu du XXe siècle, les composantes de la musique ainsi que le travail du compositeur ont été décrits avec des termes non ambigus, très clairs, car liés au système traditionnel d’écriture en vigueur depuis plusieurs siècles : hauteur et durée d’un son, thème, harmonie, contrepoint…
Au début des années 1950, l’émergence de la musique concrète (voir écoute n°66 Pierre Schaeffer) et de la musique électro-acoustique entraîne une redéfinition de l’objet sonore : les compositeurs ne s’intéressent plus uniquement à l’organisation des sons mais au son lui-même ; ils prennent conscience qu’ils utilisent un matériau sonore qui préexiste à la pensée créatrice et organisatrice et dont ils ne connaissent pas les propriétés intrinsèques.
La musique spectrale, courant qui naît en France dans les années 1970, désigne une musique dont tout le matériau est dérivé des propriétés acoustiques des composantes d’un son (notamment via l’informatique à l’IRCAM). C’est la mutation du son, le devenir sonore qui est au centre de la recherche du compositeur. Par cette approche exclusive du son, le compositeur refuse tout matériau de base pour travailler uniquement sur la mutation du son. Les chefs de file de l’école spectrale en France sont Gérard Grisey et Tristan Murail, auxquels se joignent de nombreux compositeurs réunis depuis 1973 au sein de l’ensemble l’Itinéraire, parmi lesquels Michaël Lévinas et Hugues Dufourt.
Composer de la musique spectrale, c’est reconstituer artificiellement les composantes sonores d’un ou de plusieurs instruments en distribuant les harmoniques ou les partiels aux divers instruments qui composent l’effectif instrumental choisi, et suivre leur mutation dans le temps et dans l’espace (spectres harmoniques, inharmoniques, résonances, transitions entre timbres). Ce mouvement est donc fondamentalement différent voire opposé aux compositions de structures abstraites comme les séries dodécaphoniques.
Kaija Saariaho et l’influence spectrale
Installée à Paris dès 1982, elle fréquente l’IRCAM, où elle se forme aux outils d’analyse et de transformation électronique du son. Elle est particulièrement marquée par les recherches de Grisey et Murail, mais aussi par ses expériences personnelles d’écoute : pour elle, la matière sonore devient le point de départ d’une dramaturgie. On retrouve dans ses œuvres des techniques issues du spectralisme : – Analyse spectrale servant de base harmonique ou orchestrale. – Transformations progressives (un son se métamorphose lentement en un autre). – Fusion timbre-harmonie : accords conçus comme “objets sonores”, non comme fonctions tonales.
Ses spécificités personnelles
Contrairement à certains spectrals, Saariaho n’a pas cherché un système théorique. Elle se sert de la démarche spectrale comme d’un outil poétique. Sa musique se distingue par une sensibilité très marquée pour : – La couleur et la texture : recherche d’un son sensuel, lumineux, souvent décrit comme “organique”. – La dimension expressive : elle reste préoccupée par la dramaturgie, l’émotion et l’imaginaire. – La voix et la poésie : dans ses opéras (L’Amour de loin, Innocence), l’influence spectrale est intégrée à une réflexion sur le chant, la narration et l’affect.
Quelques exemples concrets extraits des début de :
Lichtbogen (1986) : orchestration inspirée par des analyses spectrales, mais toujours poétique.
Nymphéa (1987) pour quatuor à cordes et électronique : travail de transformation, expansion spectrale, mais avec un lyrisme personnel.
Oltra mar (1999) : Le lent et progressif déploiement des sons harmoniques répartis entre les instruments de l’orchestre et les voix, et leur transformation en expansion est assez caractéristique de la musique spectrale.
En résumé On peut dire que Kaija Saariaho est une compositrice post-spectrale : – Elle hérite du regard des spectrals sur le son comme matière vivante. – Elle dépasse la dimension strictement acoustique pour l’intégrer dans un univers expressif, poétique et souvent spirituel. – Elle illustre parfaitement comment l’héritage spectral a pu être transformé en langage personnel.
Jours d’été, Cinq heures musicales (3 extraits)
Kaipausaika n°3 (L’heure du désir) Mystinen aika n°4 (L’heure mystique) Yön sarastus n°5 (Crépuscule du soir)
« Horloge, tais-toi », chantait la Maîtrise de Radio-France il y a quelques années sur un texte d’Aleksis Barrière. Kaija Saariaho explique : « J’ai écrit beaucoup de musique pour la voix (notamment pour chœur) à partir de textes existants, mais je trouve souvent la collaboration avec un librettiste plus inspirante. Alors qu’habituellement je choisis moi-même le sujet, à chaque collaboration avec Aleksi Barrière, c’est lui qui l’a proposé. Avant Reconnaissance, nous avons créé ensemble trois pièces pour chœur, Horloge, tais-toi (2005), Kesäpäivä (2006) et Écho ! (2007), et il a travaillé comme dramaturge et traducteur sur le livret de mon dernier opéra Innocence. Il connaît bien ma musique et mes zones de confort concernant les textes, mais veut aussi me mettre à l’épreuve afin que je trouve de nouvelles manières de m’exprimer. Ses textes me surprennent souvent quand je les lis pour la première fois. » Faut-il préciser qu’Aleksis est le fils de Kaija Saariaho ? Kesäpäivä est un dialogue inattendu. Ou plutôt le chant parallèle des humains et des abeilles, le temps d’un jour d’été. Chantées ou parlées, sur des mots, des phonèmes, parfois de seules consonnes ou voyelles, humaines ou animales, les voix se font instrumentales quand elles se mêlent aux jeux rythmiques des percussions ou se fondent dans la résonance d’un métal. Et tandis que les harmonies s’enrichissent au fil de la polyphonie, le silence revient une fois la nuit tombée.
Circle Map (2012)
Dans sa critique de la première nord-américaine à Boston par Juanjo Mena et l’Orchestre symphonique de Boston, Jeremy Eichler, du Boston Globe, a qualifié Circle Map de « magnifiquement composé » et a écrit :
« Les œuvres de Saariaho peuvent parfois s’enliser sous le poids de leur propre abstraction, mais dans Circle Map, les textes poétiques simples (quoique mystiques) dévoilent la pièce et en font l’une de ses partitions orchestrales les plus accessibles. Le premier mouvement, intitulé « Morning Wind », est porté par des volutes de mélodies aux bois ; « Circles » superpose des riffs de cuivres et une myriade de petits gestes répétitifs. Le mouvement final, le plus saisissant par sa douce lumière vacillante, imagine ce que les vers du poète du XIIIe siècle Rumi, récités en persan original sur la piste électronique. entendait par « chant de roseau calme et lumineux ».
C’est réjouissant de voir cet orchestre composés d’étudiants de ce Conservatoire Supérieur et dirigé par une femme ! https://youtu.be/e4XXNPqD3k4?si=3yFlVJFYjMqBdHoI KMH Symphony Orchestra, Nazanin Aghakhani, Direction, au Royal College of Music in Stockholm, 2016
Sombre (2012)
Écrite pour baryton et ensemble, Sombre met en musique des poèmes de Philippe Jaccottet. La voix explore la fragilité de l’existence, entre ombre et lumière, tandis que l’ensemble dialogue avec elle dans une texture dépouillée et intime. La musique respire, presque à la limite du silence, comme une méditation sur la finitude et la beauté fragile du monde.
La manipulation et le mélange des sons des instruments dans cette pièce sont d’une qualité stupéfiante 00:00 I. Canto CXVIII. Un mystérieux solo de flûte basse : des sons aériens, chantés tout en jouant, magistralement mélangés aux sons des percussions 02:39 Entrée de l’ensemble, amplifiant l’atmosphère sombre et furtive. Des passages agités entourent la voix désespérée 05:55 II. Canto CXX. Des timbres délicats et chuchotés (multiphoniques à la flûte, percussions à l’archet, harmoniques à la basse) inaugurent la deuxième chanson expressive 10:04 Subito agitato, rappelant la première chanson agitée 12:19 Le mouvement hypnotique et régulier de la harpe et de la basse, subtilement coloré par les percussions, termine le chant de manière inquiétante. 14:45 III. Fragment. Un chant final frénétique, des timbres plus durs et un sprechgesang fanatique à la gloire d’« Olga ». 20:06 L’accord final magnifiquement scintillant
Flûte basse : Camilla Hoitenga – Voix : Daniel Belcher – Percussions : Matthew Strauss – Harpe : Bridget Kibbey – Contrebasse : Paul Ellison – Ensemble : Da Camera
Oltra Mar (1999)
Sept préludes pour le nouveau millénaire pour orchestre et chœur (1999)
Oltra mar s’appuie sur des fragments de texte en latin. La pièce évoque un voyage à travers l’infini, la mer servant de métaphore pour l’ailleurs et l’au-delà. Le chœur, parfois incantatoire, parfois éthéré, donne une dimension quasi cosmique à l’œuvre. La musique enveloppe l’auditeur dans une traversée lente, lumineuse et contemplative.
I. Départ II. Amour [04:36] III. Vagu [07:42] IV. Temps [09:59] V. Souvenir de vagues [13:38] VI. Mort [14:49] VII. Arrivée [18:26] Tapiola Chamber Choir Finnish Radio Symphony Orchestra diretta da Jukka-Pekka Saraste.
Nymphéa [Jardin secret III] (1987) pour quatuor à cordes et électronique en direct
« Nymphéa, écrite pour le Kronos Quartet à la demande du Lincoln Center de New York, est l’une des pierres angulaires de la production de Saariaho et l’une des principales œuvres de sa première période. Il s’agit d’un condensé riche, coloré et resplendissant des principales caractéristiques de son écriture pour cordes. Le traitement électronique du son étend le champ d’expression bien au-delà de celui d’un quatuor à cordes traditionnel et redéfinit même d’une certaine manière le quatuor à cordes en tant qu’ensemble.
Nymphéa est un bon exemple de la manière dont Saariaho parvient à combiner les nouvelles technologies et la fantaisie poétique en un tout homogène. L’un des points de départ de l’œuvre a été l’analyse informatique de la sonorité d’un violoncelle, que Saariaho a utilisée comme base pour les harmonies de l’œuvre. Elle a également utilisé des processus calculés par ordinateur pour les transformations rythmiques et mélodiques. Le sous-titre, Jardin secret III, fait référence au logiciel informatique utilisé par Saariaho et relie Nymphéa à deux de ses prédécesseurs : Jardin secret I (1985), une œuvre purement sur bande, et Jardin secret II (1986) pour clavecin et bande.
Le titre de l’œuvre fait allusion aux nénuphars. Le compositeur pensait surtout aux peintures tardives du maître impressionniste Claude Monet. Cependant, la musique ne vise pas à illustrer les nénuphars de Monet, mais à évoquer la symétrie de leur structure et les contrastes dans les étangs de nénuphars. Saariaho a déclaré : « L’image de la symétrie des nénuphars est un élément essentiel de la musique : « L’image de la structure symétrique du nénuphar qui se courbe en flottant sur les vagues est transformée. Il s’agit d’interprétations de différentes dimensions de la même image : la surface unidimensionnelle avec ses couleurs et ses formes ; les matériaux, les états et les dimensions qui peuvent être perçus ; le nénuphar blanc est nourri par la boue sous l’eau ».
Nymphéa crée un univers sonore unique où la gamme des sons est élargie par des micro-intervalles. La palette de nuances est étonnamment large, allant d’une fragilité hésitante et de sons de verre à des champs de bruits durs et à des explosions de puissance (con ultima forza ou con violenza). Le monde intérieur de l’œuvre est en constante métamorphose et passe par un grand nombre d’états d’âme. Vers le milieu de l’œuvre, la voix humaine est introduite en tant qu’élément, les musiciens chuchotant des sons individuels dans des microphones. Cet effet se reproduit vers la fin et se transforme en mots réels, la traduction anglaise d’un poème du poète russe Arseni Tarkovsky, introduisant des pensées d’un été perdu et de la nostalgie – non pas comme un élément programmatique, mais comme un enrichissement poétique.
~Kimmo Korhonen (traduit par Jaakko Mäntyjärvi) Source : Livret du CD
Présentation de l’œuvre par Aliette de Laleu, chroniqueuse de France Musique. True Fire, oeuvre pour baryton et orchestre de Kaija Saariaho débute sur un mouvement « calme et contemplatif » selon les mots de la compositrice.
La Finlandaise explique que pour cette œuvre, contrairement aux autres, la musique est venue avant le texte. Ce qui est rare chez cette compositrice qui a toujours pris un soin particulier à choisir les mots, les messages ou les livrets de ses opéras avec minutie et justesse. Pour ses œuvres lyriques, elle a longtemps collaboré avec l’écrivain Amin Maalouf, sauf pour son dernier, Innocence, où elle a fait appel à l’autrice finlandaise Sofi Oknasen..
Une fois la musique pensée, Kaija Saariaho a relu les textes de ses auteurs préférés, sans succès. C’est finalement auprès de sources très différentes que la compositrice a enfin trouvé son bonheur. Dans True Fire, la poésie du palestinien Mahmoud Darwish cotoie les mots du poète irlandais Seamus Heaney ou du philosophe américain du XIXe Ralph Waldo Emerson, le tout enveloppant une berceuse d’une communauté autochtone des Etats-Unis.
Au nord la fleur-nuage s’épanouit Et maintenant les éclairs se déchaînent Et maintenant le tonnerre gronde Aah mon petit…
Cette berceuse en tewa, chantée dans True Fire en anglais, n’a pas forcément pour objectif d’endormir l’enfant mais de lui raconter une histoire, celle de la nature environnante et vivante.
C’est d’ailleurs le lien qui unit tous les textes choisis par Kaija Saariaho. Elle en a pris conscience une fois l’œuvre terminée. Dans le livret du disque, elle écrit : “C’est seulement maintenant que je vois ce qui relie ces textes plein de contrastes : notre être entouré par la Nature, notre perception de celle-ci et la manière dont nous en formons une partie”.
En composant cette œuvre grandiose pour baryton soliste, Kaija Saariaho cherche à explorer les timbres et couleurs de cette voix, mais c’est surtout son travail avec l’orchestre qui permet de faire entendre des univers et textures dont elle seule a le secret.
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