Écoute musicale n°47
Écoute musicale n°47

Écoute musicale n°47

Après l’École Notre-Dame de Paris au XIIe s., et l’Ars Antiqua au XIIIe s., l’Ars Nova sera le nom revendiqué par les musiciens et théoriciens de la musique au XIVe s. avec pour chef de file Guillaume de Machaut.
Comme je me suis un peu étendu pour ne pas dire prélassé dans les détails de l’histoire de l’écriture à travers ce compositeur prolixe, je vous propose tout de suite deux compilations brèves vous donnant un aperçu de son œuvre.

Compilation 1 : musique profane (tous les extraits sont présentés en détail dans l’article).
Ay mi ! Dame de valour / Douce Dame Jolie – Instrumental / Douce Dame Jolie – Vocal / Je vivroie liement / Pour Quoy Me Bat Mes Maris ?

Compilation 2 : musique religieuse (tous les extraits sont présentés en détail dans l’article).
Christe qui lux es / Hoquetus David – Trompettes / Alleluia Solemnitas & Hoquetus David – Vocal / Messe N-D –  Introit / Messe N-D – Kyrie / Messe N-D – Sanctus.

Guillaume de Machaut (c. 1300-1377)

Il est surtout connu pour sa Messe Nostre-Dame, qui fut la première messe écrite par un même compositeur.
Vous la trouverez vers la fin de cet article.
Je préfère commencer par des extraits moins connus (!) de son œuvre et rendre hommage au poète-musicien qui marque la continuité de l’histoire de la musique par le prolongement de l’amour courtois chanté par les troubadours et trouvères du siècle précédent.

À 60 ans, le chanoine Guillaume s’était épris de la gente demoiselle Péronne d’Armentière, de 40 ans sa cadette. Cette idylle (platonique) ne dura, semble-t-il que deux années mais nous valut une déferlante poétique et musicale ! Plus de 50 000 vers dédiés à la demoiselle ! Ce fut le plus grand poète de notre Moyen-Âge et un compositeur d’exception, l’un des théoricien de l’Ars Nova avec Philippe de Vitry, notamment.

Laissez-vous emporter par la poésie et la langueur de ces chants, complaintes merveilleusement restituées ici par l’Ensemble Eloquentia : Marc Mauillon (chant), Vivabiancaluna Biffi (vielle), Pierre Hamon (flûte)
Extrait de leur très beau CD : Machaut: L’amoureus tourment

Ay mi ! Dame de valour – Virelai

Ay mi ! dame de valour
Que j’aim et desir.
De vous me vient la dolour
Qui me fait languir.

Tres douce creature.
Comment puet vo fine doucour
Estre vers moy si dure.
Quant mon cuer, mon corps et m’amour
Vous ay donne sans retour
Et sans repentir?
Or me tenez en langour
Dont je criem morir.

Ay mi ! dame de valour
Que j’aim et desir.
De vous me vient la dolour
Qui me fait languir.

Et tout par amesure.
Gentil dame, pleinne d’onnour.
Sui je a desconfiture;
Car onques ne quis deshonnour
Vers vous, ains ay sans sejour
Fait vo dous plaisir
Et feray sans mauvais tour
Jusques au morir.

Ay mi ! dame de valour
Que j’aim et desir.
De vous me vient la dolour
Qui me fait languir.

Mais vo douce figure.
Vo fine biaute que j’aour
Et vo noble faiture
Paree de plaisant atour
En plour tiennent nuit et jour.
Sans joie sentir.
Mon cuer qui vit en tristour.
Dont ne puet garir.

Loyauté que point ne delay – Lai

Deux versions de ce Lai, à 50 ans d’écart. La première extraite d’un disque vinyle de 1956 par The Collegium Musicum Of The University Of Illinois, la seconde d’un CD de 2006 par l’Ensemble Eloquentia déjà cité.

Douce Dame Jolie

Par l’ensemble La Morra :
Corina Marti (flûte à bec), Michał Gondko (luth), Vivabiancaluna Biffi (voix, vielle), Marc Mauillon (voix)Ici les instruments ne font que doubler le chant avec très peu d’ornementation, le tout sur une basse tenue rythmée par la vielle.

Version instrumentale par l’Ensemble Obsidienne, vous pourrez remarquer leur choix de ne pas altérer la Sensible, contrairement à la version chantée ci-dessus. Vous noterez également la part d’improvisation dans l’introduction et la conclusion, ainsi que dans les secondes voix souvent en parallélisme de Quartes

Je vivroie liement / Liement me deport – Virelai

Je vivroie liement
Douce creature
Se vous saviés vraiement
Qu’en vous fust parfaitement ma cure


Dame de meintieng joli
Plaisant, nette et pure Souvent me fait dire ‘ai mi’
Li maus que j’endure
Pur vous servir loyaument

Et soié seure
Que je ne puis nullement
Vivre einsi se longuement
Me dure

Je vivroie liement…

Car vous m’estes sans mercy
Et sans pité dure et s’avés le cuer de mi
Mis en tel ardure
Qu’il morra certeinnement

De mort trop obscure
Se pour son aligement
Merci n’est procheinnement
Meure

Je vivroie liement…

Chanté par un homme et un groupe tchèque : Elthin

Chanté par une femme et The Swedish medieval music ensemble Falsobordone

Les nouveaux procédés de composition

Le XIVe s. a été un temps d’expérimentation foisonnant au plan musical, défiant l’imagination, et surtout mettant en pièce l’idée souvent répandue que le Moyen-Âge était une période où régnait l’obscurantisme. Ça serait oublier que la Musique alors était comme au temps des grecs de l’Antiquité une discipline et un art majeur à côté de la grammaire, la dialectique, la rhétorique, la arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la philosophie.

Les compositeurs de cette époque étaient véritablement des savants, et leur musique n’était pas destinée à être comprise par le peuple. En témoigne ce qu’en disait le théoricien Johannes de Grocheo, à la fin du XIIIe siècle, qui estimait que le motet « ne doit pas être célébré en présence des gens du peuple, parce qu’ils n’en remarquent pas la subtilité et ne se réjouissent pas de l’entendre, mais en présence des lettrés et de ceux qui recherchent les subtilités dans les arts ».

Un procédé de composition très abstrait était l’Isorythmie dont la complexité n’est pas discernable à la seule audition. Il faut voir le texte écrit pour en comprendre l’organisation. Le Kyrie de la Messe Notre-Dame est composé de cette façon (voir ci-dessous).

Si le sujet vous intéresse, je vous recommande les vidéos de Yves Fournier, musicologue suisse, qui présente ses sujets d’une façon incroyablement claire tout en étant très érudite et documentée. Dans la vidéo sur l’Isorythmie au XIVe s. : Quand taléa et color se croisent ! il retrace en 20′ l’évolution du langage musical du XIIe au XIVe siècle. Magistral !

Par ailleurs, les compositions polyphoniques pluri-textuelles pouvaient être un jeu destiné aux érudits qui pouvaient chercher à quel texte ou quelle antienne appartenait le Duplum ou le Triplum, comme dans ce motet :

Christe qui lux es / Veni Creator Spiritus / Tribulatio

Voici par l’Ensemble Polyfoon un exemple de motet à 3 voix, chacune des voix ayant un texte différent.
Textes latins libres basés sur :
I : Christe qui lux es et dies (Triplum = Soprano)
II : Veni Creator Spiritus (Duplum = Mezzo)
III : Tribulatio proxima est et non est qui adjuvet (Psaume 22,11, Ténor).
Occasion : Appel à l’aide et prière pour la paix, probablement liés au siège de Reims en 1359-1360 (durant la guerre de 100 ans).

Pour Quoy Me Bat Mes Maris ? Lasse! Comment oublieray – Motet à 3 voix

Autre exemple de polyphonie poli-textuelle, par The Collegium Musicum Of The University Of Illinois. Enregistrement de 1956, voir disque intégral en fin d’article.

Le Hoquet
Ce jeu de question-réponse très serré, une sorte de « ping-pong » musical entre différentes voix ou instruments est un procédé d’écriture qui apparait à la fin du XIIIe siècle en Occident et que l’on nomme le hoquet. Pourquoi ce nom ? Car chaque partie mélodique est fragmentée, faite de silences que l’on croirait intempestifs. On a l’impression, à l’écoute, d’entendre une assemblée de chanteurs ou de musiciens qui ont vraiment le hoquet ! 

Ce qui est remarquable avec le hoquet, c’est qu’il s’agit d’une manière de penser la polyphonie que l’on retrouve à la fois dans le contrepoint écrit du Moyen Âge mais aussi dans des musiques dites de tradition orale du monde entier.

En effet, on trouve des formes de hoquets musicaux chez les Quechuas de la Cordillère des Andes, en Asie du Sud-Est avec le gamelan javanais et balinais mais aussi en Afrique dans les polyphonies vocales des pygmées Aka ou instrumentales des Banda-Linda de République Centrafricaine.

Hoquetus David

Verset de l’Alleluia Solemnitas – Hoquet David ·
Par Obsidienne Vocal Ensemble – Direction : Emmanuel Bonnardot
Emmanuel Bonnardot a choisi de faire précéder le Hoquet David d’une longue introduction monodique avec le verset de l’Alleluia Solemnitas (1’15).

Version pour trio de Trompettes par The Early Music Consort Of London · Direction David Munrow

Version pour trio de Flûtes à bec par le Trio Subtilior

LA MESSE DE NOSTRE DAME (1364)

Quelques extraits avant les 5 parties principales : I. Kyrie II. Gloria III. Credo IV. Sanctus et Benedictus V. Agnus Dei

 Introit : Rorate celi desuper

Cette introduction de la Messe Nostre-Dame montre à nouveau cette continuité de l’histoire du langage musical aussi dans la musique religieuse. D’une part par l’énoncé de la phrase grégorienne, donc monophonique, avant son traitement polyphonique, dans le cas de l’Introit, exclusivement en Quintes parallèles et Octaves.
Ici par l’ensemble Diabolus in Musica · Direction Antoine Guerber

I. Kyrie

Par l‘ensemble Diabolus in Musica · Direction Antoine Guerber
Cette version intercale entre les parties polyphoniques les phrases grégoriennes. Comme chaque phrase est répétée 3 fois (Kyrie / Christe / Kyrie), cela donne le découpage suivant, moins monotone que d’autres versions sans le grégorien :
1. Kyrie à 4 voix / Kyrie grégorien / Kyrie à 4 voix (reprise)
2. Christe grégorien / Christe à 4 voix / Christe grégorien (reprise)
3. Kyrie … (répétition de 1.)
La vidéo présente la partition originale et sa transcription moderne avec des indications permettant l’analyse de ce Kyrie au plan de l’Isorythmie.

Autre version par l’Ensemble Obsidienne qui choisit une autre alternance : Grégorien en chœur mixte, donc mélodie doublée à l’Octave, puis polyphonie à 4 voix par 4 solistes, puis reprise de la polyphonie par le chœur mixte. Je ne présente ici que le premier Kyrie I :

IV. Sanctus & Benedictus

Par l’Ensemble Gilles Binchois dirigé par Dominique Vellard
Andreas Scholl, Gerd Türk, Emmanuel Bonnardot, Jacques Bona

La Messe Nostre-Dame

Version intégrale par l’Oxford Camerata
I. Kyrie: 0:00 II. Gloria: 8:38 III. Credo: 13:22 IV. Sanctus et Benedictus: 19:56 V. Agnus Dei: 24:52

Voici une autre version augmentée et complétée par d’autres pièces de l’office, par l’Ensemble Organum, dirigé par Marcel Pérès. Le choix de l’ornementation et des glissandi fait immanquablement penser aux chants corses comme ceux du groupe A Filletta. Vous pourrez suivre ci-dessous la partition correspondant à cet enregistrement.

01- Introit – Suscepimus Deus misericordiam tuam 00:12 02 – Kyrie 05:13 03 – Gloria 15:22 04 – Graduel Suscepimus Deus misericordiam tuam 21:21 05 – Alleluia 26:33 06 – Credo 29:25 07 Offertoire 38:58 08 – Sanctus & Benedictus 41:35 09 – Agnus Dei 46:25 10 – Communio 49:54 11 – Ite Missa este 52:52

Pour terminer, je vous propose l’enregistrement intégral du disque vinyle de 1956 déjà cité :
par l’ensemble The Collegium Musicum Of The University Of Illinois.
Dirigé par, George Hunter, flûte à bec, avec Jantina Noorman, Contralto, Thomas Binkley, Luth – Richard Krause, Ténor – Jack Hunter et Sterling Jones, Vielle.

  • 1 Motet « Pour Quoy Me Bat Mes Maris? Lasse! Comment oublieray »
  • 2 Ballade « Ma Cherie Dame »
  • 3 Ballade « Tres Douce Dame Que J’Aour »
  • 4 Virelai « Tres Bonne Et Belle »
  • 5 Rondeau « Douce Dame, Tant Com Vivray »
  • 6 Ballade « De Toutes Flours »
  • 7 Virelai « Douce Dame Jolie »
  • 8 Motet « Je Sui Cilz »
  • 9 Rondeau « Rose, Liz, Printemps, Verdure »
  • 10 Ballade « Mes Espiris »
  • 11 Lai « Loyaute, Que Point Ne Delay »
  • 12 Ballade « Amours Me Fait Desirer »
  • 13 Virelai « Se Je Souspir Parfondement »
  • 14 Virelai « Plus Dure Que Un Dyamant »

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