Les capacités en question
Il s’agit là d’un sujet délicat et complexe.
Car il touche à l’évaluation d’une personne, élève ou étudiant, par un professeur ou formateur, qui dérive souvent sur un jugement porté sur cette personne.
Il s’agit aussi d’orientation, voire de réorientation.
Et bien sûr, il s’agit de niveau de compétence et de potentialités d’évolution.
Les conséquences différentes de l’évaluation des potentialités entre l’adulte de l’enfant.
Mon Maître en pédagogie, Jacques Chapuis, répétait souvent : « L’enfant est supérieur à l’adulte dans ses potentialités.«
Il souhaitait alors élargir le champ des possibilités à envisager par un professeur adulte face à un enfant en construction dont on ignore les potentialités d’évolution. Je traduis ça autrement : qui nous dit que l’enfant qui nous est confié pour un cours d’éducation musicale ne deviendra pas virtuose d’un instrument, ou chef d’orchestre, ou compositeur ?
Jacques Chapuis racontait aussi sa surprise de voir une jeune femme trisomique dans le cours d’harmonie et de composition d’Amy Domel-Diény (sauf erreur), et constater qu’elle composait parfaitement bien ! Ça a eu sur lui l’effet de révélateur des limites qu’imposent les préjugés, car il n’aurait jamais cru possible que cette jeune femme fut capable de comprendre un cours d’harmonie.
Travailler avec des personnes porteuses de handicap est le plus sûr moyen de découvrir ce qui est essentiel dans les relations humaines. Par-dessus le marché, c’est généralement très joyeux !
Je ne m’éloigne pas de mon sujet en évoquant cela. Car cet essentiel est au cœur de la philosophie d’Edgar Willems d’où découle sa proposition pédagogique ancrée dans l’observation de la nature humaine mise en miroir de l’observation de la nature de la musique.
Une autre réflexion fréquente de Jacques Chapuis était en substance : « Personne ne peut savoir quand, comment ni pourquoi un élément musical a été ou sera compris, assimilé par un enfant. » Ce qui incite à proposer toujours la matière musicale dans sa dimension la plus large et dans le même temps complète dans le passage en revue de ses éléments constitutifs.
Car en effet, on ne peut pas savoir et encore moins préjuger de ce qui a été ou sera l’élément déclencheur de l’assimilation de ce principe. C’est d’ailleurs son usage dans l’improvisation qui sera le gage de ce niveau d’assimilation tout en renforçant cette assimilation : ce n’est pas quand « on sait » qu’on improvise, c’est en improvisant qu’on apprend.
L’enfant
Dans cette logique de pensée, qui vient de l’observation factuelle et non d’une idée préconçue, je partage cette maxime de Jacques Chapuis : « L’enfant est supérieur à l’adulte dans ses potentialités.«
Ce qui ne veut pas que c’est un être supérieur, ni que l’élève est supérieur au professeur. Il n’y a pas là de jugement de valeur, mais une invitation à l’humilité devant le mystère des forces vitales qui animent et alimentant la croissance de l’enfant tandis que l’adulte a en grande partie achevé cette croissance. En partie seulement ! Sinon la vie serait d’une monotonie désespérante…
L’adulte
Face aux apprentissages, l’adulte est très différent de l’enfant : il se pose beaucoup de questions, est plus rationnel, et attend de tout acte qu’il ait une conséquence immédiate.
Il est fréquent qu’il ait une idée préconçue des étapes nécessaires à tel ou tel apprentissage, et pour m’en tenir à la musique, le solfège est souvent réduit à la lecture des notes, et l’instrument à la position des doigts…
Le premier travail du professeur est donc de le mettre en confiance pour qu’il lâche ses préjugés et accepte de le suivre dans des directions qu’il n’a pas envisagées et qui sont justifiées par l’expérience du professeur.
Contrairement à l’enfant, il est possible d’établir plus précisément le lien de cause à effet entre un apprentissage et son assimilation, parce que l’adulte passe son temps à raisonner. Mais la musique n’étant pas que raison, ça complique souvent l’assimilation par l’adulte des éléments non raisonnables, comme le sens du rythme, du tempo, ou la justesse vocale…
L’évaluation des possibilités du moment
Tant pour l’enfant que pour l’adulte, c’est un point très délicat pour le professeur, car c’est véritablement une ligne de crête :
si on propose quelque chose de trop facile, on renforce les acquis, mais au bout d’un moment, on ne progresse plus, et si on propose quelque chose de trop difficile, l’échec de l’élève risque fort de le démotiver et de l’amener à renoncer.
Il faut donc choisir des éléments plus difficiles que ceux déjà acquis, mais accessibles pour ne pas altérer la confiance en soi et dans le professeur qu’on suit.
C’est l’expérience du professeur qui lui permettra d’ajuster ses propositions s’il conserve une observation assez objective des réactions de ses élèves et étudiants, et accepte de revenir à un niveau « inférieur », ou plutôt « antérieur » s’il est allé trop vite.
Ne pas perdre de vue la globalité finale
Il est toujours tentant de rester sur un principe d’éducation musicale, au sens willemsien du terme, jusqu’à ce que la réussite d’un exercice témoigne de l’assimilation dudit principe. Sauf que généralement ça ne marche que pour un exercice et ne garantit pas que le principe est acquis dans d’autres situations. D’où l’intérêt de maintenir un balayage large incluant un maximum de principes qui vont de toute façon s’inter-pénétrer et en fin de compte créer le déclic de cette assimilation. Quand ? Mystère !
La problématique des cours de formation Willems®
Il s’agit de « former » des adultes en leur donnant les outils, la pratique et la réflexion pour devenir eux-même professeur suivant les principes pédagogiques proposés par Edgar Willems.
En tant qu’adultes, ils sont concernés par le portrait que je viens de tracer, et on ne pourra pas échapper à justifier ce qu’on leur propose de faire par des explications solides et cohérentes.
Il faudra aussi mettre en évidence l’enfant qui sommeille en chacun de nous et que nous avons intérêt à réveiller pour retrouver si besoin notre capacité d’émerveillement et de réceptivité ouverte et confiante, et si possible la spontanéité et la joie !.
Un enfant va facilement s’abandonner à la confiance d’un adulte, ce qui donne une grande responsabilité à l’adulte, alors qu’un adulte n’abandonnera ses défenses que s’il est convaincu qu’il y gagnera, ce qui donne un autre type de responsabilité à l’adulte formateur.
La ligne de crête est plus périlleuse.
Car si le formateur n’est pas assez convaincant, l’adulte ne restera pas en formation, et s’il est trop convaincant, il risque de se transformer en gourou qui détient une Vérité…
C’est là que l’évaluation des « capacités » de l’adulte est déterminante.
Car sous prétexte que la pédagogie Willems® est fondée sur la nature humaine, qui fait d’elle une proposition universelle, le formateur peut être tenté de croire que c’est une question de temps, de constance dans l’accompagnement, et de finesse dans la décomposition des étapes concernant chaque principe, pour que l’étudiant en formation acquiert le « savoir/savoir-faire/savoir-être » minimum pour continuer d’évoluer seul après l’obtention de son Diplôme pédagogique.
Malheureusement, j’ai vu trop souvent des personnes soutenues à bras-le-corps pour y arriver, alors qu’ils n’en avaient pas les moyens ou les capacités. Ce n’est pas parce qu’un jeune femme trisomique est devenue compositeure que tous les trisomiques le peuvent ! C’est pourtant parce qu’on n’a pas écarté cette possibilité qu’elle l’est devenue.
Si elle n’y était pas parvenue mais qu’on avait insisté parce que potentiellement elle le pourrait, quelles auraient été les conséquences sur sa confiance en elle-même devant la lucidité de ses échecs ?
Il est symptomatique de ce point de vue de constater les réticences voire l’incrédulité des « willemsiens » à admettre l’affirmation énoncée par un neurologue musicien qu’il existe des personnes « a-rythmiques » voire « a-musique », qui sont dans l’incapacité de reproduire un rythme ou chanter un air connu. Nous voulons toujours croire que c’est une question d’enseignement ou de pratique, ce qui nous pousse à insister, comme si en répétant à un aveugle « Regarde ! » ça finirait par lui faire recouvrer la vue !…
Conclusion
La complexité de la question tient à l’infinité des profils concernés dans chaque cas de figure : enfants et adolescents à l’école, adultes reprenant ou débutant l’étude de la musique, étudiants et professeurs en quête de démarches ou solutions pédagogiques… Face à cette diversité, le professeur ou le formateur a lui-même sa propre histoire et ses habitudes, voire ses certitudes.
La grande force de la proposition d’Edgar Willems est de considérer la question de l’éducation musicale et de la formation des professeurs à la fois de façon factuelle et dans un cadre très large de conception humaniste des objectifs : favoriser l’acquisition d’équilibres entre ces trois composantes qui se croisent entre la nature de la musique et la nature humaine.
Il est clair que cette proposition permet à tous d’évoluer vers un mieux-être, et a minima pour les enfants à acquérir les bases d’une éducation musicale solide qui pourra peut-être accompagner leur vie en tant que mélomane, et pourquoi pas musicien.
Pour les adultes, il en va autrement car leurs histoires de vie les rend moins enclins à faire évoluer ou changer leurs manières de recevoir et assimiler des propositions nouvelles, parfois dérangeant leurs habitudes.
C’est pourquoi je pense que tout le monde ne peut pas maîtriser la pédagogie Willems®, non pas parce qu’elle soit réservée à une élite, mais parce que les hommes ne sont pas uniformes dans leurs potentialités, même si bien sûr ils sont égaux en droits.
Tout le monde ne peut pas être ébéniste ou boulanger, avocat ou médecin, psychologue ou musicien. En plus des savoirs spécifiques nécessaires à chacun de ces métiers, il faut des affinités, qui peuvent se développer ‘plus’ ou ‘moins’. Dans le cas du ‘moins’, il vaut mieux chercher un autre domaine pour se réaliser…
Merci de noter que je ne porte aucun jugement de valeur. Comme je l’ai compris des lectures renouvelées d’es livres la manière d’Edgar Willems, qui ont inspiré toute ma vie professionnelle, je pose mes observations les unes à côté des autres, et il s’en dégage souvent des évidences…
Merci pour votre lecture et vos commentaires : le cadre ci-dessous est ouvert pour les recevoir !
Christophe Lazerges.
Merci pour cet article qui me donne envie de témoigner de mon expérience de violoniste amateure! Depuis deux ans environ et à 55 ans passés j’ai compris quelque chose: mes capacités évoluent, progressent et changent régulièrement de visage au fil des ans.
J’ai acquis la capacité de m’évaluer moi-même! Appelons cela de l’auto-évaluation dans des situations très variées de concert, de cours, de travail, d’enregistrements. J’ai compris qu’il était temps de ne plus me mouler dans un idéal auditif, mais bien de m’exprimer avec toutes mes qualités et défauts.
J’ai aussi compris qu’en cherchant le son qui m’est propre, je le trouve!
Le corps sait ce dont il a besoin dans le travail. J’ai appris à l’écouter. Travailler est devenu un immense plaisir et les résultats sont là. Il y a maintenant une détente indispensable pour faire entendre la musique! Et c’est bien la musique qui me guide. Mon corps ne fait que s’ajuster à elle, à la partition que je lis.