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La mémoire musicale et instrumentale

La mémoire musicale et instrumentale

Voici le mémoire rédigé en Octobre 2005 pour son Diplôme Didactique Willems® par mon ancienne collègue Anne Peigné-Boissonnet sur « La mémoire musicale et instrumentale ».
Elle a très aimablement accepté qu’il soit publié ici et ainsi mis à disposition des étudiants et amateurs de pédagogie musicale. Je l’en remercie beaucoup !

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Anne PEIGNÉ – Diplôme didactique Willems® – Association Internationale d’Éducation Musicale Willems

LA MÉMOIRE MUSICALE ET INSTRUMENTALE

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

I – DÉFINITIONS DE LA MÉMOIRE

II – LA MÉMOIRE DU POINT DE VUE PSYCHOLOGIQUE

1. Faculté de réceptivité et notion d’Imago

2. Faculté de rétention

3. Imagination reproductrice

4. Imagination constructrice

5. Imagination créatrice

III – LA MÉMOIRE SUR LE PLAN NEUROLOGIQUE

1. Les voies neuronales

2. Le développement du cerveau

2.1 – Le cerveau reptilien
2.2 – Le système limbique
2.3 – Le néo-cortex

    3. Niveaux du cerveau et plans de conscience

    IV  LA MÉMOIRE MUSICALE ET INSTRUMENTALE

    1. La musique, reflet de l’être humain dans le monde des sons

    1.1 – Vie rythmique et vie physiologique
    1.2 – Vie mélodique et vie affective
    1.3 – Vie harmonique et vie mentale

    2. La mémoire musicale et son éducation

    2.1 – Réceptivité sensorielle auditive et mémoire auditive du son
    2.2 – Sensibilité affective auditive et mémoire auditive mélodique
    2.3 – Intelligence auditive et mémoire mentale
    2.4 – Mémoire rythmique
    2.5 – Mémoire harmonique
    2.6 – Mémoire visuelle de l’écriture musicale
    2.7 – Mémoire de la forme

    3. La mémoire instrumentale

    3.1 – Importance du chant
    3.2 – Mémoires musculaires, tactiles et visuelles
    3.3 – Association des différentes mémoires
    3.4 – Exemple de progression dans l’étude de mémoire d’un morceau pour piano

    V – PRINCIPES GÉNÉRAUX DE L’ÉDUCATION DE LA MÉMOIRE

    1. Le meilleur moment de la journée pour apprendre

    2. Durée d’une étude de mémoire

    3. Le repos après la séance

    4. Les deux procédés principaux de mémorisation : l’attention et la répétition

    5. La manière de répéter

    6. Culture de la mémoire des sensations

    7. Culture de la mémoire des idées

    8. La marche du simple au compliqué, du facile au difficile

    CONCLUSION

    BIBLIOGRAPHIE


    INTRODUCTION

    Tout homme, toute femme, tout enfant, tout organisme vivant a reçu en partage la faculté de la mémoire. C’est une capacité immense, infinie. Saint Augustin (354-430) la compare à de vastes palais, à un dédale profond. Dans le livre X des  » Confessions « , il s’écrie : « Que cette puissance de la mémoire est grande ! Grande, ô mon Dieu ! Sanctuaire impénétrable, infini ! Eh ! qui pourrait aller au fond ? »

    La mémoire est à la base de tout apprentissage. Par elle, nous nous construisons et notre expérience quotidienne s’appuie sur elle. Nous la sollicitons sans cesse sur divers plans de notre être, de manière implicite – c’est le cas lorsque nous marchons – ou de manière explicite, lorsque nous raisonnons. À l’image de notre être, elle revêt une pluralité d’aspects.

    La mémoire musicale n’est non moins riche, ni variée, car les éléments constitutifs de la musique sont en correspondance avec les différentes facettes de notre être. L’intériorisation d’une œuvre musicale sollicite la coopération de notre vie physiologique, affective, imaginaire, mentale et spirituelle. Lorsque le jeu instrumental de mémoire est rendu sûr par une étude bien conduite, il nous apporte une grande plénitude. 

    I – DÉFINITONS DE LA MÉMOIRE

    La notion la plus générale du phénomène de la mémoire est celle d’un pouvoir de rétention ainsi que d’une faculté de conserver les modifications reçues.

    Dans le dictionnaire Larousse, nous lisons, en premier sens : « Activité biologique et psychique qui permet de retenir des expériences antérieurement vécues ».En 2éme sens, nous trouvons : « Aptitude à se souvenir  ». 

    Le dictionnaire Hachette définit la mémoirecomme une « fonction par laquelle s’opère dans l’esprit la conservation et le retour d’une connaissance antérieurement acquise ».

    Le dictionnaire Robert note : « Faculté de conserver et de rappeler des états de conscience passés et ce qui s’y trouve associé ».

    Enfin dans l’encyclopédie Universalis, elle est la « propriété de conserver et de restituer des informations ».

    II  – LA MÉMOIRE DU POINT DE VUE PSYCHOLOGIQUE

    1. Faculté de réceptivité et notion d’Imago

    En amont de la capacité de retenir et de restituer l’information, caractéristique de la mémoire, se trouve celle de recevoir l’information. Selon la nature de l’information, notre être la recueille à différents niveaux :

    • au niveau sensoriel par l’intermédiaire des organes de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, du goût, du toucher et de la proprioception (perception que le corps a de lui-même dans l’espace).
    • au niveau affectif,
    • au niveau mental,
    • au niveau spirituel.

    Nous recueillons donc des images de nature différente : images sensorielles et kinesthésiques ( relatives au mouvement), images affectives (émotions, sentiments), images mentales ( idées) ou images venant de l’intuition (inspiration). C’est l’ensemble de toutes ces images que recèle notre esprit que le terme Imago recouvre.

    2. Faculté de rétention

    Les images qui pénètrent dans notre esprit sortent de notre champ de conscience au bout d’un certain temps. Elles se déposent alors dans la phase subconsciente de notre esprit. Les images de toute nature s’y gravent selon la force du sentiment ou la charge émotionnelle qui les  accompagne.

    Socrate utilisait l’image de la cire pour illustrer la fonction de rétention du subconscient. Son porte-parole, Platon, rapporte dans « Théétète » « Suppose qu’il y ait en nos âmes une cire impénétrable (…). C’est un don, affirmerons-nous, de la mère des Muses, Mnémosyne : tout ce que nous désirons conserver en mémoire de ce que nous avons vu, entendu ou même conçu, se vient en cette cire que nous présentons accueillante aux sensations et conceptions, graver en relief comme marques d’anneaux que nous y imprimerions. Ce qui s’empreint, nous en aurions mémoire et science tant qu’en persiste l’image. Ce qui s’efface ou n’a pas réussi à s’empreindre, nous l’oublierions et ne le saurions point ». 

    3. Imagination reproductrice  

    Les forces de notre subconscient, siège de la mémoire parfaite, sont dynamiques et tout ce que nous y imprimons est appelé à s’extérioriser. La vie propulse dans notre monde extérieur les images que nous voyons et sentons en nous-même, tôt ou tard. Dans l’esprit subconscient, le temps ne compte pas car tout en lui vit au présent. 

    La fonction reproductrice de notre esprit se remarque aisément chez les enfants. Ils sont naturellement de grands observateurs. Ils imitent la façon de marcher, de parler, de se comporter émotionnellement des adultes qui les entourent. L’enfant est curieux de nature, son intérêt est en éveil, il est sensible et impressionnable ; c’est pourquoi il mémorise toutes les images qui entrent dans son esprit conscient.

    En grandissant, notre jugement se forme, notre sens critique s’affine, grâce à notre mémoire. Nous pouvons alors mieux choisir et décider des images (ce terme est toujours pris au sens large) que nous voulons abriter. La psychologie nous rappelle que notre esprit conscient possède les leviers de contrôle, qu’il a la faculté de sélectionner les impressions, les pensées et les idées qu’il reçoit. Là se situe notre libre-arbitre.

    En allant au-delà des fonctions de réceptivité, de rétention et de reproduction de notre esprit, nous nous trouvons aux portes de l’imagination à proprement parler. 

    4. Imagination constructrice

    Quand nous nous couchons le soir, notre esprit se détend et les évènements de la journée remontent par eux-mêmes sous forme d’images internes, à la surface de notre conscience. Ces images qui viennent par-dessous, qui se présentent de l’intérieur à l’esprit sont le propre du souvenir. Nous avons alors le loisir de les considérer, de les comparer, de les associer à d’autres souvenirs et d’en tirer un enseignement.

    Dans  « La Trinité  » (XI, 5,8), Saint Augustin écrit que l’esprit a la capacité d’inventer à partir du souvenir, de déformer à son gré les vestiges de la mémoire ; qu’il convient donc de distinguer ce qui est de l’ordre du souvenir pur et dont on conserve l’image en soi (phantasia) de ce qui est le produit de l’imagination déformante et reconstructrice (phantasma) .

    L’imagination n’est pas régie par les lois du monde physique tels la gravité, le temps, l’espace. Nous pouvons facilement modeler nos images internes, les modifier. Dans le domaine de l’imagination, la porte de la liberté est ouverte !

    La pensée interne étant plus malléable que son expression dans le monde physique, il est bon pour le musicien de travailler les œuvres qu’il joue, en audition intérieure. De cette manière, il peut plus aisément façonner la conduite, les nuances et l’articulation du discours musical. L’idéal est que la dimension physique (jeu instrumental ou vocal) et la dimension spirituelle (audition intérieure) interagissent réciproquement. L’audition intérieure est la conséquence logique, le prolongement de l’audition effective. Sa base est la mémoire des relations sonores. 

    L’imagination nous permet donc de former un prototype de ce que nous voulons créer. Carla Hannaford, neurophysiologiste, écrit dans son livre,  » La gymnastique des neurones  » : « Des chercheurs ont découvert des éléments qui étayent la théorie soutenue par de nombreux entraîneurs sportifs, selon laquelle les athlètes qui imaginent et répètent mentalement les mouvements par anticipation réussissent mieux quand ils les effectuent dans la réalité. L’apprentissage d’une tâche motrice par l’observation et la pratique de la visualisation permet au cerveau d’entraîner les voies nerveuses qui contrôlent les muscles impliqués. »

    5. Imagination créatrice 

    On peut considérer que l’esprit et le cœur de l’être humain sont un réceptacle pour le Créateur, par le biais de l’intuition, de l’inspiration. Il nous revient de découvrir à l’intérieur de nous le plan de l’inspiration, le lieu où réside la force créatrice originelle.

    Puccini déclara : « Le grand secret de tous les génies créateurs, c’est qu’ils possèdent le pouvoir de s’approprier la beauté, la richesse, la grandeur et la sublimité contenues dans leur propre âme, qui fait partie de l’Omnipotence et de communiquer aux autres ces richesses. »Brahms a pu dire : « Prendre conscience de ce que nous sommes unis au Créateur, comme le fit Beethoven, est une merveilleuse et profonde expérience. » (Propos rapportés par A. Abell dans son livre « Entretiens avec de grands compositeurs « .

    Comme nous le voyons, l’imagination créatrice est le dernier maillon des facultés de notre esprit. La mémoire en assure les bases. « La mémoire fournit l’abondance des matériaux sur lesquels la pensée travaille » écrit Alfred Binet, le grand psychologue français du début du XXème siècle. Ce qui a fait dire également à Balzac : « La mémoire est la première condition du génie. » 

    III – LA MÉMOIRE SUR LE PLAN NEUROLOGIQUE

    1. Les voies neuronales

    Les neurosciences apportent un éclairage très instructif sur les mécanismes de la mémoire. Elles nous apprennent que l’ensemble du cerveau est impliqué dans la mémoire. Dans notre système nerveux, constitué du cerveau, de la moelle épinière et des nerfs périphériques, les réseaux de neurones se structurent et se restructurent sans cesse au fur et à mesure de nos apprentissages. Chaque acte de mémorisation crée de nouvelles connections entre les neurones. 

    Les neurones sont des cellules nerveuses qui transmettent des informations sous forme de messages électriques et chimiques. Au nombre de cent milliards, nous naissons avec la quasi-totalité de notre lot de neurones.

    « À mesure que nous grandissons, que nous bougeons, que nous apprenons, les cellules de notre système nerveux se connectent pour former des structures extrêmement complexes : les voies neuronales. Ces structures sont organisées et réorganisées tout au long de la vie, nous procurant une grande capacité à percevoir les stimuli extérieurs et à accomplir les myriades de tâches qui font partie d’une existence humaine » écrit Carla Hannaford dans « La gymnastique des neurones « .

    Les neurones se connectent entre eux au moyen des dendrites, éléments du neurone. Les neurones ne se renouvellent pas, mais ont la capacité illimitée de former de nouvelles dendrites, grâce à leur noyau qui renferme leur appareil génétique.

    Carla Hannaford explique : « Les dendrites se comportent comme des points de contact et ouvrent de nouveaux canaux de communication vers d’autres neurones au cours de l’apprentissage. Les dendrites créent des réseaux de voies neurales interconnectées de plus en plus complexes à travers lesquelles pensées et réactions voyagent sous la forme d’impulsions électrochimiques. Grâce à l’interconnexion complexe des neurones, un vrai réseau d’information de forme libre se forme, rendant n’importe quelle information dans le cerveau disponible à tout moment, à partir de n’importe quel point et permettant une infinité de combinaisons entre les idées et les souvenirs. (…) Lorsque vous évoquez un souvenir, les images, les sons, les mots, les odeurs, les mouvements et les émotions surgissent de différents endroits du cerveau, mais sont liés sur le plan neurologique et forment donc un seul souvenir, qui bien sûr, pourra provoquer un autre souvenir, à cause de l’intrication des réseaux de neurones. »

    2. Le développement du cerveau
    2.1 – Le cerveau reptilien

    Dans la formation de l’être humain, c’est d’abord au niveau du cerveau dit « reptilien » (ou niveau bulbaire) que se développent les premières connexions entre neurones. Les nerfs apparaissent trois semaines après la fertilisation de l’ovule et commencent à se relier à d’autres nerfs. 

    Le cerveau reptilien comprend le tronc cérébral, le bulbe rachidien, le pont et le cervelet. C’est la plus ancienne partie du cerveau. Elle se développe entre la conception et les quinze mois qui suivent la naissance, grâce à l’expérience du mouvement et à celle des sens : de l’ouïe, du goût, de l’odorat, du toucher et de la vue. La neurophysiologiste Carla Hannaford insiste sur le rôle essentiel du mouvement qui active le câblage neuronal. Elle dit par ailleurs : « Plus l’environnement sensoriel de l’enfant est riche et qu’il est libre de l’explorer, plus complexes seront les structures neurales qui lui permettront d’apprendre, de penser et d’être créatif. Depuis avant la naissance et dans les quinze mois qui suivent la naissance, nous développons cent trillions (100 ◊ 1018) de réseaux neuraux qui relient tous nos sens et nos mouvements musculaires. »

    2.2 – Le système limbique du cerveau

    À l’âge approximatif de quinze mois, le système limbique (ou niveau diencéphalique) du cerveau se développe grâce à l’expérience sociale. Il se met à incorporer de l’émotion aux structures de base que constituent les perceptions sensorielles et les fonctionnements moteurs acquis.

    Le système limbique est situé au cœur du cerveau, entre le cerveau reptilien et le cortex cérébral. Il comprend : le thalamus, l’hypothalamus qui est le siège du système nerveux autonome involontaire, l’hippocampe, l’amygdale, le noyau caudé, le Globus Pallidus, la glande pinéale … Il est le centre de traitement des émotions, de l’affectivité, des sentiments ; il est aussi la zone des rêves. Il joue un rôle déterminant dans la mémoire, car c’est au niveau du système limbique que se décidera si l’information sera mémorisée.

    « Même si nous ne connaissons pas exactement le rôle de toutes les structures du système limbique, nous savons aujourd’hui qu’elles reconnaissent l’information et décident si elle doit être sauvegardée et dans quelle zone. Elles décrivent le trajet à prendre pour se rendre dans la zone voulue » lisons-nous dans l’ouvrage de Geneviève Laffont,  » Une mémoire d’éléphant, c’est facile. « 

    C’est dans la période de maturation du système limbique qui va de l’âge de quinze mois à quatre ans que remontent nos premiers souvenirs conscients. Les images mnésiques sont rendues possibles par la connexion neurologique entre les sensations, les émotions et les mouvements, nous dit Carla Hannaford. 

    C’est aussi à cette époque que la mémoire biologique du corps et de ses cellules se développe. Les cellules gardent l’empreinte d’une information. Ce phénomène d’engramme est à la base de l’audition absolue, où des hauteurs de sons sont mémorisées. Plus tard dans le développement musical, elles s’associent aux noms : do, ré, mi, fa, etc…

    2.3 – Le néo-cortex

    Le néo-cortex est la troisième grande région du cerveau. Il abrite les deux hémisphères cérébraux, le droit et le gauche, qui sont en échange permanent par le corps calleux. 

    Chaque hémisphère comprend quatre lobes : 

    • le lobe occipital est en lien avec la vision ;
    • le lobe temporal, avec le langage ;
    • le lobe pariétal permet de capter le monde qui nous entoure ;
    • le lobe frontal est en relation avec les décisions.

    L’hémisphère droit se développe avant l’hémisphère gauche, entre l’âge de quatre et sept ans. Il a trait à la pensée imaginative, non verbale, artistique et intuitive.

    L’hémisphère gauche présente « une poussée de croissance dendritique » entre l’âge de sept et neuf ans. Il a trait à la pensée analytique, au langage, à l’écriture. L’idéal est de solliciter également les deux hémisphères.

    Avant de parvenir au néo-cortex où elles seront interprétées, les informations traversent le tronc cérébral et le système limbique. Néo-cortex, système limbique et cerveau reptilien sont étroitement liés grâce aux réseaux neuraux.

    « On estime que les réseaux de neurones du néo-cortex de l’adulte présentent, dans un cerveau normal, plus d’un million de milliards de connexions, ce qui veut dire qu’à tout moment, le nombre de combinaisons possibles de signaux parcourant les neurones excède le nombre d’atomes de l’univers connu » écrit C.Hannaford. Elle nous rappelle aussi que le fonctionnement du système nerveux dépend étroitement de l’eau, de l’oxygène et des nutriments au rang desquels l’eau figure en première place, comme étant l’ingrédient le plus nécessaire. 

    Le corps et ses sensations, l’âme et ses sentiments, l’esprit et ses pensées sont donc intimement liés sur le plan neurologique et fonctionnent comme une entité unique pour enrichir notre expérience. On ne peut qu’éprouver de l’émerveillement devant tant de munificence !

    3. Niveaux du cerveau et plans de conscience

    Les trois niveaux du cerveau représentent trois plans de conscience et par conséquent trois registres de mémoire.

    • Le cerveau reptilien permet d’élaborer une conscience sensorielle et motrice, ainsi qu’une mémoire sensori-motrice ;
    • Le cerveau limbique permet l’essor d’une conscience et d’une mémoire affectives ;
    • Le néo-cortex, celui d’une conscience et d’une mémoire mentales.

    La conscience supra-humaine et la mémoire intuitive sont le parachèvement de ces trois plans de conscience et de mémoire.

    IV – LA MÉMOIRE MUSICALE ET INSTRUMENTALE

    1. La musique, reflet de l’être humain dans le monde des sons

    Le pédagogue Edgar Willems (1890-1978) s’est intéressé en profondeur au phénomène de la musique et a établi des correspondances entre la musique, l’être humain, la nature et les autres arts. Dans son livre,  » Les bases psychologiques de l’éducation musicale « , il expose clairement comment la musique trouve ses fondements dans la nature humaine, comment elle exprime l’être humain et le monde qui l’environne. 

    Un siècle auparavant, en 1818, le philosophe allemand Schopenhauer écrivait dans  » Le monde comme volonté et comme représentation  » : 

    « La musique a une signification générale et profonde, en rapport avec l’essence du monde et avec notre propre essence. Si donc nous énoncions et développions en concepts ce qu’elle exprime à sa façon, nous aurions par le fait même une explication raisonnée et l’exposition fidèle du monde exprimée en concepts ou du moins quelque chose d’équivalent. Là serait la vraie philosophie. »

    Edgar Willems a mis en lumière les correspondances entre les trois éléments constitutifs de la musique : rythme, mélodie, harmonie et les trois plans de l’être humain : physiologique, affectif et mental. 

    1.1 – Vie rythmique et vie physiologique

    La vie rythmique de la musique est l’expression de notre vie physiologique et de notre motricité. En effet, le tempo a pour archétype la marche ; la mesure a pour archétype la respiration ; la division binaire ou ternaire de l’unité de temps a pour archétype les pulsations ou battements du cœur ; enfin le rythme musical a pour archétype les mouvements articulatoires du langage parlé. Par conséquent, la mémoire rythmique est une mémoire motrice. Edgar Willems écrit : « La mémoire rythmique, qui est avant tout d’ordre physiologique, fait appel à la mémoire du mouvement ; elle se base sur des automatismes musculaires. »

    1.2 – Vie mélodique et vie affective

    La vie mélodique est l’expression de notre vie affective. Nos mélodies, qui à travers le monde se résument en modes et gammes innombrables naissent de nos différents états d’âme. Le type de mémoire qui caractérise la mémoire mélodique est une mémoire affective. Cela n’exclut pas la participation de la mémoire physiologique du rythme qui sous-tend la mélodie ni de la mémoire mentale qui permet de nommer les sons et les intervalles. 

    Edgar Willems précise : « Il est évident que si l’on veut retenir une mélodie, on utilise différents moyens, même dynamiques et intellectuels ; mais l’élément affectif propre aux intervalles, au sens tonal et à l’atmosphère de la mélodie est de première importance. Il est l’élément le plus caractéristique. »

    1.3 – Vie harmonique et vie mentale

    La simultanéité des sons, des intervalles et des lignes mélodiques nécessite le concours de la vie mentale. La mémoire harmonique s’appuie sur la conscience des intervalles harmoniques, des noms des accords, des mouvements polyphoniques, de degrés, des fonctions tonales, des cadences harmoniques, des lois d’enchaînements et de résolutions d’accord. Des bases sensorielles et affectives sont indispensables à la conscience harmonique, mais ne suffisent pas. Pour réaliser une simultanéité de choses, nous devons avoir recours à l’intelligence. La mémoire harmonique est donc d’ordre mental. 

    Pour conclure cette première partie, citons Edgar Willems : « La musique bien pratiquée réalise l’harmonisation des différentes consciences. »

    2. La mémoire musicale et son éducation

    La musique est l’expression artistique de l’être humain dans le domaine sonore. La faculté auditive est donc capitale. Elle comprend : 

    • La réceptivité sensorielle auditive
    • La sensibilité affective auditive
    • L’intelligence auditive
    2.1 – Réceptivité sensorielle auditive et mémoire auditive du son 

    Être réceptif au domaine sonore, c’est être réceptif aux qualités d’intensité, de timbre, de hauteur, de durée et de beauté des sons. Les cellules de notre organe auditif ont la faculté de garder en mémoire les images reçues, par le phénomène d’empreintes biologiques ou engrammes. 

    L’éducation de la mémoire musicale commence par celle des sons. Dans les cours d’initiation animés selon les principes posés par Edgar Willems, l’enfant commence par mémoriser les qualités sonores propres à de petits instruments divers tels que grelots, clochettes, maracas, tambour, crécelle, marteau sonore, cymbale, appeaux, triangle, etc… Après avoir fait la découverte de l’instrument, l’enfant le reconnaît. La reconnaissance est une forme de mémoire. La faculté de reconnaissance, basée sur le souvenir est bien plus large que celle de l’évocation. Dans ces tous premiers exercices, le professeur a soin de choisir de petits instruments aux qualités sonores d’intensité, de hauteur, de timbre et de durée très variées.

    L’enfant mémorise également le mouvement sonore de la montée et de la descente : 

    • à travers l’ordre des sons pan-chromatiques (que nous donne par exemple la flûte à coulisse ou la sirène), 
    • dans l’espace intratonal,  
    • à travers l’ordre des sons diatoniques, pentatoniques (touches noires du piano) et chromatiques.

    Des exercices, tel l’appariement de timbres, développent la mémoire du timbre ; d’autres, telle la reconnaissance de clochettes d’une même famille, la mémoire des hauteurs. Il faut savoir que chez le jeune enfant, la mémoire fonctionne de manière récurrente et lors d’une succession d’images auditives, il peut reproduire en premier ce qu’il a entendu en dernier.

    2.2 – Sensibilité affective auditive et mémoire auditive mélodique

    La vie mélodique relève de la vie affective ; elle prend en compte la relation des sons entre eux, l’élément premier de la mélodie étant l’intervalle. Pour éveiller l’intérêt de l’enfant à la relation sonore, le professeur willemsien part facilement de l’intervalle du coucou donné par la nature.

    En faisant reproduire à l’enfant des motifs mélodiques, nous sollicitons sa mémoire à court terme et développons sa mémoire mélodique. Les différents intervalles qui caractérisent une tonalité sont ensuite ordonnés dans la gamme. Des images sonores d’intervalles se gravent dans la mémoire auditive de l’enfant grâce à la mémorisation de chansons commençant par un intervalle caractérisé. Par exemple, la chanson « Il était une bergère » commence par une quarte juste. L’enfant grandissant, ce travail se poursuit avec les thèmes de grandes œuvres. La symphonie n° 104 de Joseph Haydn s’ouvre avec la mise en valeur de la quinte juste, par exemple.

    La mémoire mélodique se renforce et l’audition relative se développe en transposant dans différentes tonalités des mélodies et des chansons mémorisées. 

    2.3 – Intelligence auditive et mémoire mentale

    Non seulement l’oreille perçoit et ressent le phénomène sonore mais aussi elle le comprend et le nomme. L’outil de l’intelligence est le nom et le concept : 

    • Noms des sons : do, ré, mi, fa, etc…
    • Degrés de la gamme diatonique : I-II-III-IV- V-VI-VII-VIII.
    • Noms des polycordes (ensembles de sons conjoints) : monocorde, dicorde … 
    • Noms des intervalles : prime, seconde, tierce, quarte …
    • Noms des accords : accords de do Majeur, de ré mineur …
    • Noms des valeurs rythmiques : noire, blanche…
    • Noms des mouvements polyphoniques : mouvement parallèle, contraire…
    • Noms des fonctions tonales : tonique, dominante, sous-dominante…
    • Noms des cadences : cadence parfaite, plagale…

    Dans les cours d’initiation, les enfants se familiarisent avec le nom des sons, à travers des chansons contenant dans leurs paroles des noms de notes, par exemple « do, ré, mi, la perdrix ». La dictée orale intégrale dans laquelle les noms des sons sont donnés par le professeur contribue à former la mémoire mentale auditive. Les enfants apprennent à solfier les chansons, ce qui permet d’asseoir la conscience mentale sur des bases sensorielles et affectives solides. L’automatisme des noms se développe également au moyen des ordonnances qui sont de courtes séquences mélodiques reproduites sur chaque degré de la gamme.

    2.4 – La mémoire rythmique

    Le rythme musical est en lien avec le mouvement ordonné donné par notre vie physique : la marche, la course, les sautillés, etc.., ou encore par notre vie physiologique : les battements du cœur, la respiration. Il comprend des qualités dynamiques de plasticité, de choc, d’intensité et de durée ; mais encore il peut se colorer d’une valeur expressive tels certains rythmes joyeux. Les facultés mentales interviennent lorsque les temps sont comptés et que les valeurs rythmiques sont nommées, lues ou écrites. 

    La mémoire rythmique doit s’ancrer dans notre mémoire motrice, musculaire. C’est pourquoi, dans les cours d’initiation musicale, nous développons la vie et la mémoire rythmiques au moyen du mouvement et de l’écoute rythmique : 

    • par les frappés de main sur la table,
    • par les déplacements corporels naturels tels la marche, la course, les sauts, les balancements, les sautillés, les mouvements tournants, etc…

    Edgar Willems écrit : « C’est par le mouvement qu’on peut prendre conscience des valeurs agogiques (de durée) ; car ni l’émotion, ni l’intelligence ne peuvent donner la sensation du temps qui passe ; sensation qui est essentielle à la vie rythmique. »

    La mémoire rythmique de l’enfant est exercée : 

    • par la répétition d’un motif rythmique inventé ou donné ; 
    • par la reproduction de chocs rapides ; 
    • par la reproduction de frappés comportant des contrastes de nuances fortes et douces  ; 
    • par la reproduction de motifs formés de sons longs et courts ;
    • par la reconnaissance d’une chanson d’après son rythme.…
    2.5 – La mémoire harmonique

    Parce que l’harmonie requiert la participation de l’intelligence, la mémoire mentale est indispensable à la mémoire harmonique. La véritable intelligence harmonique s’appuie sur une mémoire sensorielle et affective des accords.

    Dans les cours d’initiation, on commence par développer la réceptivité sensorielle auditive et la sensibilité auditive des accords en proposant l’accord, d’abord sous sa forme mélodique, puis en tenant peu à peu les sons et enfin, en les jouant simultanément. Les enfants les reproduisent tout d’abord en vocalisant.

    Les différentes natures d’accords ( accord parfait majeur ou mineur, accord diminué ou augmenté) sont présentées à travers des chansons telles « l’Avocat », « Anne de Bretagne », « Bonjour madame »… L’enfant reconnaîtra ensuite la nature de l’accord en le mettant en relation avec une chanson.

    Le professeur donne une imprégnation harmonique durant la leçon lorsqu’il harmonise des mélodies, des reproductions de rythmes, des chansons…Dans les cours de solfège, des ordonnances d’accords, des lectures et dictées harmoniques, ainsi que des inventions harmoniques viendront renforcer la conscience harmonique nécessaire à la mémoire harmonique.

    2.6 – Mémoire visuelle de l’écriture musicale

    Quand la musique est devenue plus savante, l’écriture musicale est née pour en garder le souvenir. La trace écrite de la musique a évolué au cours des siècles. Au Moyen Âge, elle se faisait au moyen des neumes. 

    Dans les cours d’initiation du 2ème et 3ème degrés de la progression willemsienne, nous refaisons le parcours de la notation musicale, dans une moindre mesure bien sûr, en associant des graphiques aux mouvements sonores, aux chocs rythmiques, aux intensités des sons et à leurs durées. Ce sont, pour les enfants, leurs premières expériences de lecture et d’écriture musicale. Ensuite viendra l’ordre visuel des notes sur la portée de cinq lignes, avec l’alternance des notes sur les lignes et des notes entre les lignes.

     La lecture musicale s’appuie sur une mémoire visuelle des signes qui évoquent un nom et un phénomène sonore. C’est déjà bien complexe pour celui qui apprend à lire !

    Dans les cours de solfège, les élèves acquerront une mémoire visuelle des formules rythmiques, des notes repères, des intervalles, des accords, etc… 

    La mémoire visuelle de l’écriture musicale est associée à une mémoire mentale et auditive. Lorsque l’on mémorise une partition, il faut veiller à retenir toutes les indications (de tempo, de caractère…) que le compositeur a notées. 

    2.7 – Mémoire de la forme

    Dans la plus large mesure possible, il est bon de prendre conscience de tous les éléments qui constituent le morceau et d’avoir une représentation claire des phrases, des parties qui le composent.

    Certaines chansons, telles « l’Abeille » pour la forme ternaire ABA, ou « J’ai descendu dans mon jardin », pour la forme rondeau, sont très favorables pour sensibiliser les enfants à la forme musicale. Le refrain peut être mis en valeur par la danse d’une ronde. En effet, on tire avantage à vivre corporellement certaines œuvres, en dessinant dans l’espace la carrure des phrases qui les constituent, afin de développer une mémoire formelle solidement inscrite dans notre mémoire physiologique. 

    La forme est un élément organisateur, par conséquent un précieux support à la mémoire ; elle la structure. Dans une œuvre musicale, les différentes parties se caractérisent par des tonalités ; c’est pourquoi, l’analyse mélodique et harmonique est nécessaire pour appréhender la forme d’une œuvre. 

    3. La mémoire instrumentale
    3.1 – Importance du chant 

    L’instrument est le prolongement de la voix humaine ; le chant passe à travers l’instrument. C’est pourquoi le chant joue un rôle important dans l’étude et la mémorisation d’une œuvre instrumentale, quel que soit l’instrument.

    Lorsque nous chantons, nous construisons une mémoire motrice d’articulation. Or il est recommandé de multiplier les mémoires afin d’assurer le jeu par cœur. Les muscles de l’appareil vocal sont plus proches du cerveau que ne le sont nos mains et nos doigts. De plus, chanter renforce l’imagination auditive qui commande, dans le jeu instrumental, notre motricité jusque dans ses plus petites finesses. 

    Chanter fait naître le chant intérieur, clé de la musicalité.

    3.2 – Mémoires musculaires, tactiles et visuelles

    Des mémoires musculaires, tactiles et visuelles, liées à la nature de chaque instrument vont s’ajouter et s’associer aux mémoires musicales citées plus haut. Le jeune instrumentiste, préalablement latéralisé, s’aidera de la vue et de son oreille musicale pour guider ses gestes sur l’instrument. Peu à peu, sa vision de l’instrument s’intériorisera et la mémoire musculaire et tactile aidant, il pourra jouer les yeux fermés. 

    C’est par le travail effectué dans la détente musculaire et dans une certaine lenteur que nos membres mémorisent les distances des déplacements et se placent au juste endroit, commandés par la pensée musicale. Des sensations musculaires de poids ou de légèreté s’impriment en nous par la pratique ; elles sont liées à l’expression musicale. 

    À la mémoire physiologique digitale s’ajoute la mémoire mentale des doigtés. Pour les instruments à cordes frottées, la mémoire des coups d’archet est liée à l’articulation du discours musical et à l’élément rythmique des attaques. Elle demande un soin attentif. 

    3.3 – Association des différentes mémoires

    En apprenant un nouveau morceau à partir d’une partition, on crée déjà une ébauche de mémorisation. Des mémoires visuelles, musculaires, auditives, mentales… s’associent et permettent un déchiffrage plus ou moins aisé, selon la force de ces associations. En travaillant l’œuvre, on renforce les associations entre toutes les mémoires musicales et instrumentales. 

    Dans l’introduction de son cahier  » Motifs d’ordonnances « , Jacques Chapuis a répertorié quinze ordres qui doivent être au préalable établis pour un fonctionnement harmonieux du jeu de mémoire. Les voici : 

    1. L’ordre des sons pan-chromatiques et micro-chromatiques ;
    2. L’ordre des sons diatoniques, pentatoniques et chromatiques ;
    3. L’ordre des noms des sons ;
    4. L’ordre des degrés de la gamme pentatonique ;
    5. L’ordre des polycordes ;
    6. L’ordre des polycordes et des intervalles correspondants ;
    7. L’ordre des intervalles seuls ;
    8. L’ordre des accords fondamentaux, puis de leurs renversements ;
    9. L’ordre visuel des notes sur la portée ;
    10. L’ordre des valeurs rythmiques ;
    11. L’ordre des mesures ;
    12. L’ordre dans la latéralisation corporelle (gauche, droite) ;
    13. L’ordre des touches diatoniques, pentatoniques et chromatiques d’un clavier ;
    14. L’ordre anatomique des doigts (pouce, index, majeur, etc…) ;
    15. L’ordre des doigtés.

    La partition est un aide-mémoire. Dans le jeu avec partition, le musicien s’appuie sur la mémoire visuelle, le signe évoquant un nom et une image sonore. Dans le jeu sans partition, le musicien peut avoir une représentation intérieure de la partition, mais l’intelligence, la compréhension de la partition est sa base la plus sûre. La véritable intelligence musicale englobe toutes les mémoires musicales et instrumentales, mémoires d’ordre sensori-moteur, affectif et mental. L’audition intérieure en est la synthèse.

    Dans son livre écrit en collaboration avec William Primrose,  » Violon et alto « , Yehudi Menuhin note : 

    « À mon avis, la première étape du processus de la mémoire est la compréhension ; ainsi je dois appréhender une œuvre dans ses moindres détails tout comme dans son ensemble. Après l’avoir analysée et m’être efforcé de suivre le cheminement et la vision du compositeur, j’associe étroitement la musique intérieure à la musique audible. Pour le violoniste, il s’agit de mêler en un tout la maîtrise des doigts et des membres, l’enchaînement émotif et le dessin de la page. La mémoire absorbe ainsi progressivement et conserve en une certitude tangible et concrète des impressions vagues et fugitives ainsi que les sensations qui y sont associées. »

    3.4 – Exemple de progression dans l’étude de mémoire d’un morceau pour piano

    Pour renforcer la mémoire d’une œuvre, Jacques Chapuis nous conseille de procéder ainsi : 

    1. Commencer par chanter la basse, avec le nom des notes et en battant la mesure ; ceci en lisant la partition.
    2. Recommencer en chantant de mémoire.
    3. Chanter la mélodie en soignant l’articulation, avec le nom des notes et le battement de la mesure, d’abord en lisant, puis de mémoire.
    4. Jouer la main gauche de mémoire.
    5. Jouer la main droite de mémoire.
    6. Jouer mains ensemble en regardant la partition.
    7. Jouer par cœur mains ensemble.
    8. Jouer une main, chanter l’autre en regardant la partition, puis sans la regarder.
    9. Faire le contraire, c’est-à-dire jouer l’autre main et chanter l’autre voix, d’abord en lisant, puis de mémoire.

    Quant aux choix des œuvres, Jacques Chapuis recommande de travailler sur plusieurs époques simultanément. Il relève également l’importance de connaître une sonate ou une suite dans son ensemble.

    Pour conclure ce chapitre, écoutons Chopin : 

    « Dès lors que tu sais un morceau par cœur, exerce-toi la nuit dans l’obscurité ! Quand les yeux ne voient ni notes ni touches, quand tout disparaît, à ce moment seulement, l’ouïe réagit avec une entière finesse – et alors on peut véritablement bien s’entendre, remarquer chaque défaut ; quant à la main, elle acquiert l’assurance et l’audace qu’elle n’est pas à même de s’approprier lorsque l’exécutant regarde constamment les touches. » *

    *citation relevée dans  » Chopin vu par ses élèves « , de J.J. Eigeldinger, page 49

    V – PRINCIPES GÉNÉRAUX DE L’ÉDUCATION DE LA MÉMOIRE 

    La mémoire est un domaine à cultiver. 

    Dans son écrit :  » La mémoire : une synthèse « , datant de 1909, le psychologue français Alfred Binet affirme qu’il est possible d’augmenter sa mémoire, de la rendre plus étendue et plus fidèle ; il nous donne des principes pour cela. Il écrit : « Si nous cherchons à déterminer, en consultant la littérature et nos recherches personnelles, quel est l’ensemble des conditions qui influencent dans le sens le meilleur la force de la mémoire, nous trouvons qu’il faut porter successivement son attention sur les points suivants : 

    1. L’heure de l’étude ou le meilleur moment pour apprendre ;
    2. La durée d’une séance d’étude ;
    3. Le repos après la séance ;
    4. Les deux procédés principaux de mémorisation : l’attention et la répétition ;
    5. Le mode de répétition ;
    6. La culture de la mémoire sensorielle et motrice ;
    7. La culture de la mémoire des idées ;
    8. La marche du simple au compliqué, du facile au difficile. »

    Reprenons ce plan et voyons comment Alfred Binet, ainsi que d’autres auteurs développent ces différents points.

    1. Le meilleur moment de la journée pour apprendre

    Pour Alfred Binet, les premières heures du matin sont en général les plus favorables à la mémorisation car c’est dans les premières heures qui suivent le réveil que l’énergie de l’esprit est la plus grande. Il relève aussi le bénéfice d’une révision faite le soir, avant de s’endormir. 

    Il est notoire que le sommeil joue un rôle important dans la fixation d’un souvenir, particulièrement le sommeil onirique. « Alors que nous sommes endormis, le cerveau ne bute plus contre le barrage permanent des stimuli extérieurs qui le bombardent à l’état de veille ; il est libre de passer en revue, d’organiser et de classer les vécus de la journée » écrit O’Brien dans son livre « La mémoire, comment la stimuler et l’entretenir ».

    Une attitude détendue à l’état de veille et un calme intérieur nous rendent plus réceptifs et concentrés. Ils sont nécessaires à une bonne mémorisation. 

    2. Durée d’une étude de mémoire

    Le psychologue allemand Hermann Ebbinghaus (1850-1909) a démontré par des expériences qu’il est efficace de fractionner la durée d’étude de mémoire en brèves périodes de 15 à 45 minutes séparées par des pauses de 5 à 10 minutes.

    Alfred Binet écrit : « Les expériences d’Ebbinghaus et de Jost ont prouvé qu’on gagne beaucoup à faire ces divisions, mais il faut les faire sagement et ne pas les multiplier ; car ce serait oublier leur raison d’être. D’ordinaire, deux petites séances sont préférables à une grande, parce que l’attention est meilleure. Notre force d’attention est comme le fil d’une lame qui s’émousse vite. Mais si la séance est trop courte, elle n’aura pas le temps de se mettre en activité. »

    3. Le repos après la séance

    Le paragraphe rédigé à ce sujet par Alfred Binet est très intéressant. Nous lisons : « La séance d’étude est terminée, que faut-il faire ? À la suite de tout effort de concentration, il est bon de se reposer ou de faire un travail machinal ; car cette phase qui suit un travail actif n’est du repos que par l’apparence ; en réalité, à ce moment-là, les souvenirs qu’on vient de fixer s’organisent, ils deviennent plus stables, ils entrent définitivement dans la mémoire, comme un liquide troublé qui dépose. On ne s’en doute pas, car ce travail se fait dans l’inconscient.(…) Il est donc essentiel de veiller à ce que la fixation des souvenirs soit suivie d’une période de repos. 

    Si, après avoir exercé sa mémoire, on ne peut pas trouver le repos qui est nécessaire à l’organisation des souvenirs qu’on vient de fixer, il faut tout au moins prendre une précaution, celle de ne pas se livrer à un travail analogue à celui qui vient de nous occuper. »

    Quant à O’Brien, il écrit : «La loi de répartition entraînement / repos est fondée sur le phénomène de réminiscence, par lequel notre mémoire d’une information s’améliore régulièrement sur une durée de plusieurs minutes après avoir cessé de l’assimiler. Ainsi l’apprentissage fractionné augmente-t-il le nombre des phases de réminiscence. » 

    4. Les deux procédés principaux de mémorisation : l’attention et la répétition 

    Alfred Binet écrit : « De ces deux moyens – la répétition et l’attention – lequel est le plus facile ? La répétition. Lequel est le plus efficace ? L’attention. Il faut donc dans la mesure du possible éviter les répétitions faites de manière machinale et concentrer tout ce qu’on a de force, d’attention sur ce que l’on veut retenir. (…) Ce qui est encore plus efficace que l’attention volontaire, c’est l’intérêt présenté par une impression ou une idée à retenir. » 

    En effet, ce sont l’intérêt et la motivation qui engendrent et éveillent notre attention et notre concentration. Notre volonté nous sert à ramener notre attention, lorsque celle-ci s’échappe, vers l’objet de notre étude. 

    La répétition permet le passage de la mémoire à court terme à celle à long terme. « Un acte de mémoire n’est pas un acte qui se termine et se consomme sur l’heure ; il doit avoir un lendemain » nous dit Alfred Binet. Sur le plan neurologique, la répétition renforce les connexions entre les neurones impliqués. 

    Il faut donc entretenir l’acquisition du jeu de mémoire des œuvres musicales en les révisant de temps à autre. Les souvenirs dépendent de leur fréquence d’évocation. 

    5. La manière de répéter

    Alfred Binet nous met en garde contre la méthode fragmentaire qui consiste à répéter par petits fragments. Le danger de cette méthode est de ne pas percevoir le sens de la phrase, du thème ou des parties et de s’en tenir aux seules mémoires sensorielles et affectives. La mémoire affective serait renforcée si la mémoire de compréhension du sens musical intervenait. Sans compréhension, sans vue d’ensemble, la mémorisation du morceau reste superficielle et temporaire. De plus, on déforme le discours musical en revenant sans cesse en arrière. 

    Alfred Binet préconise la méthode globale. Voici ce qu’il écrit à ce sujet : « La méthode globale consiste à lire le morceau en entier, d’un bout à l’autre et à chercher à le retenir comme un tout. Après une ou plusieurs lectures totales, on fait un essai de répétition, puis on revient à la lecture ; et sans se préoccuper de réparer l’oubli qu’on vient de constater en répétant de mémoire, on fait encore et toujours une lecture globale, c’est à dire entière. Cette méthode exige beaucoup plus d’attention que l’autre. 

    L’attention doit pénétrer jusqu’au sens, aux idées du morceau. L’expérience a appris que la méthode globale, malgré son caractère rébarbatif est nettement supérieure à l’autre pour la conservation des souvenirs. Elle permet d’apprendre un peu plus vite et assure une conservation plus longue et plus fidèle. »

     L’auteur de ces lignes nous encourage à cultiver la mémoire des idées qui découle de l’analyse et de la compréhension en profondeur de l’œuvre et à faire l’effort nécessaire d’apprendre pour toujours. Glenn Gould, dont la mémoire était prodigieuse, commençait par l’analyse et la compréhension de l’œuvre avant de la jouer.

    Rappelons que la mémoire des idées a pour assises la mémoire des sensations et des mouvements, ainsi que la mémoire affective.

    6. Culture de la mémoire des sensations

    « Ce qui donnera plus de force à notre mémoire, c’est une multiplicité, un concert de sensations nombreuses. Si, pour se rappeler un élément, on a reçu trois ou quatre sensations différentes, on a plus de chance de le conserver qu’avec une sensation unique » note Alfred Binet.

    Il faut donc conjuguer les impressions sensorielles et motrices. 

    Alfred Binet poursuit : « Nous aurons d’autant plus de chances de retenir le morceau qu’il nous aura impressionné par plus de voies différentes. Par conséquent, nous nous garderons de l’étudier seulement des yeux, nous le parlerons [chanterons]. Et même, afin d’augmenter le nombre des impressions, nous écrirons le morceau de mémoire ou bien nous le copierons ; de cette manière, il nous pénètrera à la fois par quatre chemins différents : la vue, l’ouïe, l’articulation vocale et la main. » 

    On peut ajouter la marche tandis que nous nous chantons – à haute voix ou intérieurement – la mélodie. Aristote, le philosophe grec de l’Antiquité, apprenait et pratiquait ses cours en marchant. 

    7. Culture de la mémoire des idées

    La mémoire de mots (ou de notes de musique) pris isolément est faible, tandis que la mémorisation d’une phrase est plus aisée. C’est le sens qui aide à retenir et qui donne à la phrase entière de l’unité. 

    En regroupant les éléments à retenir en un tout cohérent, on améliore sa mémoire.

    En 1956, le psychologue américain George Miller remarqua que la mémoire immédiate paraît capable de ne retenir que sept informations à la fois. Il eut alors l’intuition que la mémoire immédiate peut stocker une masse énorme d’informations, à condition qu’elles se présentent en sept « blocs » cohérents au maximum. 

    La connaissance et la pratique de l’harmonie musicale soulagent beaucoup la mémoire, car au lieu de mémoriser un certain nombre de notes, on mémorise un accord ; une fonction tonale ; de même, au lieu de mémoriser trois accords qui se suivent, on retient une cadence harmonique. 

    Il faut donc tendre vers des unités toujours plus larges.

    8. La marche du simple au compliqué, du facile au difficile

    Les morceaux ne sont pas tous de difficultés égales. Il faut commencer par cultiver sa mémoire en apprenant des morceaux faciles, à sa portée, et peu à peu on augmente la difficulté de travail. Le choix de l’œuvre dépend de son degré de difficulté qui doit s’adapter à nos possibilités, mais aussi de sa valeur. L’œuvre doit être digne du temps et de l’effort qu’on lui consacre.

    Nous terminerons l’exposé de ces principes généraux mis en lumière par Alfred Binet en disant avec lui que la mémoire gagne à l’exercice. Plus nous possédons de connaissances sur un sujet, mieux nous retenons les nouvelles informations se rapportant à ce sujet.

    Enfin, rappelons l’importance primordiale du facteur affectif dans le processus de mémorisation.

    CONCLUSION

    Le thème de la mémoire est un sujet très positif.

    Nous aspirons tous à plus de mémoire, car intuitivement nous sentons qu’elle est une richesse intérieure et qu’elle ouvre des portes pour nous relier à des choses plus grandes que nous. N’est-ce pas une forme de mémoire qui nous fait nous souvenir de notre Créateur ? N’est-ce pas l’intériorisation et l’assimilation des œuvres du passé qui ont permis l’éclosion des facultés créatrices des grands musiciens et des génies ?

    La mémoire est donc un point clé. Serait-elle la clé de Midas, ce roi qui, dans la mythologie grecque, avait reçu le pouvoir de changer en or tout ce qu’il touchait ?

    En jouant par cœur la musique, nous jouons avec le meilleur de nous-même. Et le meilleur de soi, n’est-il pas le cœur qui recèle d’infinies richesses ?

    BIBLIOGRAHIE

    BINET Alfred, Psychologie de la mémoire, L’Harmattan, 2003, 286 pages.

    Dr HANNAFORD Carla, La gymnastique des neurones, Jacques Grancher, Éditeur Paris, 1998, 311 pages.

    LAFFONT Geneviève, Une mémoire d’éléphant, c’est facile, Éditions LPM, Paris, 2002, 211 pages.

    O’BRIEN Dominic, La mémoire, comment la stimuler et l’entretenir, Le courrier du livre, 2003, 157 pages.

    SAINT AUGUSTIN, La Mémoire et le Temps, Mille et une nuits, 2004, 126 pages.

    WILLEMS Edgar, Les bases psychologiques de l’éducation musicale, chapitre XII, Éditions « Pro Musica », Fribourg, 1987.